Introduction

Introduction

Nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione (Benveniste, 1966 : 131)

 

     Le changement linguistique affecte toutes les langues du monde. Il est possible d’en trouver des exemples variés, comme l’évolution de la négation en français (ne + Verbe --> ne + Verbe + pas --> Verbe + pas), l’apparition de mots comme salaryman (sararïman, travailleur salarié) en japonais (inspiré de l’anglais, mais seulement inspiré, car en anglais ce mot n’existe pas), ou la réinterprétation de samblind en sand-blind (à moitié aveugle) en anglais. Nous tenterons de mieux comprendre les mécanismes de l’évolution linguistique en nous plaçant dans le cadre des grammaires dites de constructions (désormais GC). Les GC s’inscrivent dans le courant des grammaires cognitives. Les approches dites cognitives s’intéressent à l‘organisation des connaissances linguistiques. Mais là où Chomsky et les approches structuralistes prévoient un module cérébral spécifique ainsi que des dispositions innées pour le langage, les grammaires cognitives placent dans l’expérience le moteur qui forge le matériau linguistique. Il s’agit donc d’appréhender la grammaire des locuteurs en la considérant façonnée par l’usage même de la langue, i.e. la parole. L’usage n’est plus ici considéré comme l’actualisation de la langue mais bien comme l’utilisation répétée de celle-ci, en contexte, d’où émergent les formes linguistiques, les constructions.


     Dans le premier volume de Fondations of Cognitive Grammar, Langacker introduit le terme usage-based et définit toute association forme-sens comme une construction (Langacker, 1987). Parmi les travaux souvent cités comme fondant le mouvement des GC se trouvent également l’ouvrage de Lakoff Women, Fire, and Dangerous Things (1988) ainsi que l’article de Fillmore, Kay & O’Connor, « Regularity and idiomaticity in grammatical constructions : the case of let alone » paru dans la revue Language (1988). Aujourd’hui, les GC comprennent différents courants, d’où le pluriel les GC. Ces différents courants se distinguent principalement par le degré d’autonomie accordée aux relations qui existent entre les unités linguistiques (la syntaxe). Dans tous les cas, les GC s’appuient sur les notions d’exemplaire, de fréquence et de schématicité. Un exemplaire est une occurrence (donc considérée en contexte) d’une construction, la notion de fréquence porte sur les conséquences pour le locuteur et la communauté linguistique de la répétition de cette construction et la schématicité sur son degré d’abstraction. Chaque occurrence est considérée comme étant chargée de ses conditions contextuelles et cotextuelles d’emploi. Les GC considèrent toute unité (ou construction) linguistique comme étant intrinsèquement liée à une situation d’énonciation, rejetant ainsi, a priori, la distinction entre sémantique et pragmatique. Ce lien permanant avec le contexte est présent dans la notion d’usage-event mise en avant par Langacker (1987 : 66). Ce dernier considère l’opposition sémantique/pragmatique comme étant artificielle (1987 : 154). Ce point de vue n’est pas sans rappeler les travaux sur l’énonciation de Ducrot, Culioli ou Benveniste, dont l’état d’esprit est rappelé en exergue de la présente introduction. Il serait même possible de remonter à Saussure, qui percevait déjà la parole comme force active et origine véritable des phénomènes (Saussure, 2002 : 273). A travers les théories basées sur l’usage, l’idée selon laquelle le moteur du changement linguistique est contenu dans le fonctionnement linguistique lui-même fait aujourd’hui consensus dans la littérature. La langue évolue dans et par l’usage. De plus, chaque acte de langage dépend d’un contexte particulier, avec des enjeux particuliers pour les interlocuteurs (Croft, 2000, chap. 4). La prise en compte du contexte, de l’aspect pragmatique de la langue et du rôle central du locuteur impliquent une vision dynamique de la description du langage, vu comme un système adaptatif complexe par Bybee (Bybee, 2010 : 110).


     Mais ce traitement de la pragmatique va-t-il de soi ? Quelle sont les conséquences de cette volonté de passer outre une distinction entre sémantique et pragmatique ? Et surtout, qu’entend-on concrètement par pragmatique ? « En théorie, les différentes grammaires de constructions accordent à la pragmatique une place centrale. Dans les faits, on note un certain embarras face à la difficulté de formaliser cette composante dans la caractérisation des constructions » (Desagulier, 2011 : 106). L’articulation entre lexique, syntaxe et pragmatique, s’avère toujours délicate à décrire. Les représentations actuelles du langage ne parviennent pas à aborder la langue de manière à englober à la fois ses aspects cognitifs et conceptuels, ses facteurs sociaux et ses motivations pragmatiques (Feltgen, Fagard, Nadal, 2015 : 5). Nous commencerons donc par étudier la définition et l’utilisation de cette composante pragmatique dans les principaux travaux appartenant aux théories constructionnelles, à commencer par ceux, fondateurs, de Langacker dans les années 1980.

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