Vers une linguistique des forces

Vers une linguistique des forces

    Dans sa réflexion sur les processus dynamiques qui structurent le langage, (Bybee, 2010 : 198) met en avant la notion de strange attractors. Ce concept est issu de la littérature sur les systèmes adaptatifs complexes ; il décrit la dynamique d’éléments qui suivent des cheminements très proches mais non strictement identiques. Selon cette approche, un new input of energy est à l’origine de l’évolution de ces systèmes. (Bybee, 2010 : 201) s’empare de ce concept pour décrire les phénomènes de changement linguistique, en particulier la grammaticalisation, avançant l’idée selon laquelle, dans toutes les langues du monde, des forces identiques interagissent pour produire de nouvelles structures. Appliqué à la linguistique, le new input of energy est, selon (Bybee, 2010 : 198), « provided by language use ». Quelle est la nature de ce new input of energy ? Est-ce l’intention, à entendre comme la valeur pragmatique de l’énoncé voulue par l’émetteur ?


    Les processus de changement linguistique mettent en jeu, selon (Feltgen, Fagard, Nadal, 2015 : 6), trois éléments : les unités linguistiques, les fonctions cognitives et les contextes dans lesquels ces fonctions sont réalisées ; ces contextes « sont eux-mêmes complexes et multidimensionnels, et doivent être considérés comme la conjonction de caractères divers : linguistiques, mais également pragmatiques, sociologiques, etc. » Est-il possible d’appréhender le triptyque avancé par Feltgen et al. en termes de FORCES et le rapprocher ainsi de la vision de Bybee ? Comment appréhender les composants formels, cognitifs et contextuels du fonctionnement/changement linguistique sous l’angle d’une dynamique commune ? Dans cette dynamique, la pragmatique jouerait-elle le rôle du nouvel apport/influx d’énergie contenu dans la théorie des strange attractors avancée par Bybee comme décrivant de manière universelle le changement linguistique ?


    Un travail épistémologique concernera l’importation de la notion de force en linguistique. Ce travail sera double. D’une part, seront recensées les utilisations de la notion de force dans toutes les approches qu’a pu connaître le changement linguistique jusqu’à présent. Le concept de force est déjà un concept opérant en linguistique ; de manière à utiliser tout son potentiel il s’agira, d’autre part, d’établir dans quelle mesure la définition de ce concept, issu de la physique (invisibilité, capacité à modifier, point d’application, direction…), peut s’appliquer au fonctionnement linguistique, i.e. comment la redéfinition du concept de force pour son application sur le langage peut contenir une valeur explicative quant au fonctionnement de ce dernier.


    Un autre travail épistémologique aura pour objet la notion de pragmatique, cette dernière revêtant une acception hétérogène en fonction des courants (Desagulier, 2011 : 106). Ce travail devra aider à mieux définir les domaines, les rôles respectifs et les liens entre les notions de pragmatique, de contexte, d’intention, etc. utilisées abondamment dans la littérature et souffrant parfois d’une polysémie contre-productive qu’il faudra tenter de clarifier.


    Je souhaite que le concept de force enrichisse la description linguistique, en y apportant un outil nouveau. Cet outil sera adapté à la dynamique du langage, de manière à mieux comprendre son fonctionnement et donc son évolution.


    Mon projet de thèse vise une meilleure prise sur le changement linguistique. Toujours dans ce but et à la suite du présent travail, la psycholinguistique sera une aide précieuse. Les expériences de (Van Berkum et al., 2008) utilisent l’électroencéphalographie pour montrer le lien entre contexte et lexique (la perception d’incohérence se manifestant, dans les deux cas, dans la même fenêtre temporelle) ; celles de (Tesink et al., 2009) montrent une similitude dans les zones impliquées face à la perception d’incohérences, que ces dernières soient lexicales ou contextuelles. Je souhaite, à plus long terme, allier les notions de force et de pragmatique telles qu’elles apparaîtront dans cette thèse à la notion d’unité du signe linguistique, afin de parvenir à une description du changement linguistique plus complète que celles disponibles actuellement.


    Comme le rappelle Nathalie Courtois, orthophoniste, s’appuyant sur les travaux de la psychologue Uta Frith, nous parlons pour échanger des idées, des pensées et des expériences, pas pour échanger du langage ; dès lors nous introduisons des jugements dans nos énoncés, nous y révélons ou y dissimulons des états mentaux de toutes sortes et nous portons notre attention sur des aspects des énoncés qui n’ont rien à voir avec leur contenu strictement sémantique. Ces observations rejoignent celles de Charles Morris, en 1937, à savoir que la pragmatique, la sémantique et la syntaxe sont toutes interprétables à l’intérieur d’une sémiotique orientée vers le comportement.


    Cette recherche permettra, je l’espère, d’apporter un éclairage sur le lien entre, d'une part, le sujet parlant et donc soumis à la subjectivité de son comportement et, d'autre part, ses choix linguistiques aboutissant à la réorganisation des formes linguistiques à sa disposition.

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